Coup de poignard
Un nouveau décret entend priver les Français de leur droit de faire appel
Le projet de réforme de la justice civile porté par Gérald Darmanin a été divulgué il y a quelques jours. Le décret Rivage propose de restreindre la possibilité d’accéder à un juge ou de contester un jugement défavorable, en excluant certains domaines de décisions et en doublant le seuil des litiges à partir duquel il est possible d’interjeter appel. Une procédure de rejet rapide de certains appels est également prévue par le texte.
Le garde des Sceaux, Gérald Darmanin, a lancé fin octobre une concertation autour de son projet de loi de réforme de la justice civile. Une première version du décret a été soumise dans ce cadre aux parlementaires et aux institutions représentatives des professionnels du droit.
Intitulé « Rationalisation des instances en voie d’appel pour en garantir l’efficience » (Rivage), le texte vise officiellement à désengorger les tribunaux pour leur permettre de rendre une justice dans des délais raisonnables, en simplifiant notamment la procédure d’appel :
Je souhaite que ce travail collectif permette, dans la confiance et le dialogue, d’avancer vers une procédure d’appel plus rapide, plus maniable pour les praticiens et, surtout, au service des justiciables.
https://www.cnb.avocat.fr/sites/default/files/documents/20251030%20Courrier%20GDS%20De%CC%81cret%20Rivage.pdf
Les procédures concernées sont celles relevant du tribunal judiciaire, soit l’ensemble des contentieux de droit civil et de droit de la consommation (contrats, baux, état civil, successions, divorces, responsabilité civile, saisies immobilières, litiges entre particuliers et professionnels…), des tribunaux des juridictions dites « d’exception » (tribunal de commerce, conseil des prud’hommes, tribunal paritaire des baux ruraux), mais également des juridictions de second degré, à savoir les cours d’appel et la Cour de cassation.
En pratique, le décret s’articule autour de trois axes :
- restreindre le droit d’appel en excluant de son champ certaines décisions (pensions et contributions alimentaires, par exemple) et en doublant le niveau du taux de ressort, à partir duquel il est possible pour un justiciable d’interjeter appel ;
- restreindre le droit d’accès à un juge en augmentant le seuil des litiges pour lesquels la tentative de règlement amiable (conciliation, médiation) est obligatoire ; et
- instaurer une procédure de rejet rapide, par ordonnance, des appels considérés comme « manifestement irrecevables ».
Ainsi, selon les termes actuels du projet de loi, il ne sera plus possible de bénéficier d’une procédure judiciaire ou de contester une décision en appel pour les litiges d’un montant inférieur à 10 000 €, versus 5 000 actuellement, ce droit devenant purement et simplement caduc pour certaines catégories de décisions.
Le ministère de la Justice espère réduire le nombre de procédures d’appel de 12 000, soit environ 6 %, et écourter à terme le délai pour faire appel d’une décision rendue par une juridiction de première instance, actuellement d’un an et de deux mois.
Si chacun s’accorde sur le diagnostic d’une lenteur inadmissible de la justice, la solution retenue par le garde des Sceaux suscite l’indignation et l’inquiétude parmi l’ensemble des corporations d’avocats, qui dénoncent un « naufrage de la justice civile » et un « recul sans précédent quant à l’accès à la Justice et au double degré de juridiction » :
Ainsi, plutôt que d’apporter des réponses visant à préserver les intérêts du justiciable, le Gouvernement tente d’imposer à nouveau une réforme arbitraire, toujours dans une même logique : moins de juges, moins de greffiers, moins de justice, moins de droits. Une réforme menée sans concertation réelle – eu égard aux délais impartis – ni avec les avocates et avocats, ni avec les magistrates et magistrats, et sans étude d’impact ou statistique sur les causes du non-respect des délais raisonnables.Ces mesures s’inscrivent dans une situation d’enlisement de la justice civile dont sont victimes justiciables et professionnels du droit, comme le démontrent les prises de date introductive d’instance à des délais déraisonnables, les dates de fixation des audiences de plaidoiries devant la Cour d’appel à plusieurs années, ou encore les prorogations successives de délibérés.
Nous refusons cette vision comptable de la justice, devenue une simple variable d’ajustement.
Nous nous opposons à cette réforme supplémentaire qui pénalisera les plus fragiles, celles et ceux pour qui un litige de quelques milliers d’euros représente souvent des enjeux vitaux : un loyer, un salaire, une dette, une réparation…
https://lesaf.org/projet-de-decret-rivage-naufrage-de-la-justice-civile
Maxime Barba, Professeur à l’Université Grenoble Alpes et codirecteur de l’Institut d’études judiciaires (IEJ) de Grenoble évoque plus largement un « virage radical » dans la justice civile, dont le décret « Rivage » ne serait que l’amorce :
Si nous sommes habitués à une certaine frénésie normative en procédure civile […], jamais sans doute de telles extrémités n’ont été atteintes, soit peu ou prou une demi-douzaine de textes en l’espace de quelques mois. Et ceci sans compter d’autres décrets qui se profilent déjà dans l’ombre du décret « Rivage », qu’on pense au premier pan de la réforme de l’arbitrage ou encore à un énième décret hivernal à visée correctrice, pour parer aux scories et lacunes de ses grands frères.
https://www.dalloz-actualite.fr/flash/projet-de-decret-rivage-ou-l-amorce-d-un-complet-virage
Gérald Darmanin a tenté d’éteindre l’incendie provoqué par ce nouveau décret en assurant qu’il « sera pris dans un esprit de conciliation », à l’issue d’une série de réunions programmées pour les mois de novembre et décembre. Les syndicats d’avocats exigent quant à eux un abandon immédiat des mesures contenues dans le texte, dont ils estiment qu’il ne permettra pas, en l’état, de « parvenir à une justice civile à la hauteur des enjeux ». « C’est la vague de trop ! », selon le Syndicat des avocats de France, qui appelle à une mobilisation massive de la profession en cas de maintien du texte par le garde des Sceaux.