Mémoire sélective
L’autre Badinter
Le Panthéon a accueilli Robert Badinter le 9 octobre, quarante-quatre ans après la promulgation de l’abolition de la peine de mort par l’ancien garde des Sceaux de François Mitterand. Cet événement est l’occasion de revenir sur les décisions et les rencontres qui ont balisé son parcours, dont un article récent propose une synthèse accablante, à contre-courant de l’hagiographie proposée par l’ensemble de la presse.

Une série d’articles publiés en 2024 dans le sulfureux hebdomadaire Rivarol au lendemain du décès de Robert Badinter refont surface à l’occasion de sa panthéonisation. L’éditorialiste François-Xavier Rochette, l’un des auteurs de ces billets en propose aujourd’hui une synthèse. Dans un article publié le 9 octobre dernier, Hommage rivarolien à Robert Badinter, il dresse un portrait glaçant du ministre de François Mitterrand, dont le passé vichyste n’a jamais terni les liens d’amitié qui les unissaient. On y apprend notamment que Badinter fut celui qui abolit l’un des crimes probablement les plus sordides, celui de « sodomie sur mineur ».
Emmanuel Macron avait réagi avec emphase à l’annonce de sa disparition, évoquant « une figure du siècle » et « une conscience républicaine », qui « ne cessa jamais de plaider pour les Lumières ».
Si le nom de Badinter reste essentiellement associé à l’abolition de la peine de mort, dont il fut le héros pour ceux qui assimilent par principe cette évolution législative à un progrès (sans convenir factuellement qu’elle a aussi ouvert les portes à une barbarie ordinaire à laquelle elle ne fixe plus aucune ligne rouge), et qui ont consacré il y a quelques mois comme une avancée quasi anthropologique l’institutionnalisation de deux dispositifs létaux – le droit à l’avortement et l’aide active à mourir –, son parcours professionnel et politique est intimement lié à la défense d’autres causes plus obscures pour lesquelles il s’est battu avec une cohérence troublante.
L’avocat des bourreaux d’enfants
Dans son hommage apocryphe à Robert Badinter, François-Xavier Rochette rappelle le rôle décisif qu’a joué, dans la vie du ministre, sa rencontre avec Elisabeth Bleustein-Blanchet, fille du fondateur de l’empire Publicis dont il fut l’avocat. Il fera ses armes en défendant la société Givaudan dans l’affaire du talc Morhange, qui causa la mort de 36 bébés et en intoxiqua 165 autres. Morhange était l’un des sous-traitants du géant suisse, dont on apprendra en 2021 qu’il était aussi le premier fournisseur d’arômes de parfum du groupe L’Oréal, dont les liens avec Publicis et François Mitterand sont notoirement connus :
« L’amitié qui a uni Mitterrand et Bettencourt n’a jamais été mise en défaut tout au long de leurs vies respectives », confirme l’avocat Georges Kiejman, qui fut un ministre socialiste proche de l’ancien chef de l’État et défend aujourd’hui les intérêts de Mme Bettencourt.
https://www.arretsurimages.net/articles/les-bettencourt-cause-indirecte-du-suicide-de-beregovoy-le-monde
Cette amitié a-t-elle pesé sur l’issue de l’affaire ? Le PDG de la société Givaudan sera inculpé en 1976 pour homicides et blessures involontaires, mais le zèle mis en œuvre par Robert Badinter pour priver de justice les familles et sauver la réputation de leur bourreau écorche les oreilles de ceux qui se souviennent de ses discours enflammés en faveur des droits de l’homme :
Les bébés furent empoisonnés par un talc toxique et agonisèrent parfois pendant des jours. Ils étaient, infectés par ce talc, condamnés à mort. Le gendre de Bleustein fut l’avocat du groupe meurtrier. Badinter fit traîner l’instruction jusqu’à l’épuisement des parents dévastés. Puis, quand l’avocat aboyeur aux babines pendantes dans son exercice devint ministre de la Justice en 1981, il demanda à François Mitterrand d’amnistier les responsables de cette horreur. Il le fit.
Robert Badinter a justifié son engagement aux côtés de la société Givaudan en s’insurgeant contre le fait qu’un homme puisse être tenu pour responsable des décès provoqués par son entreprise. En 2007, France 7 a commenté ce paradoxe dans un documentaire consacré à l’affaire :
Le célèbre avocat qui va devenir quelques années plus tard le principal artisan de l’abolition de la peine de mort plaide ici pour un patron d’industrie.
France 5. 50 ans de faits divers, l’affaire du talc maudit. 2007 Jul 03. 36:45. https://www.dailymotion.com/video/x7u336e
Le reportage souligne en creux la faillite morale de cette stratégie. En choisissant de défendre les familles (en accord avec les valeurs pour lesquelles il est aujourd’hui encensé) plutôt qu’un des clients de l’entreprise familiale, Badinter aurait-il laissé la même trace dans l’histoire ? Rien n’est moins sûr.
L’affaire du talc Morhange a marqué la France des années 1970. Parce que pour la première fois des patrons sont appelés à la barre d’un tribunal pour répondre du comportement de leur entreprise, parce que pour la première fois un puissant lobby, celui des cosmétiques, est dans le collimateur de la justice, l’affaire du talc Morhange sera bien plus qu’un simple fait divers. […] Car cette affaire a permis d’inscrire définitivement dans la jurisprudence un principe essentiel : le fabricant est responsable de son produit.
Nommé garde des Sceaux en 1981, il fut également l’avocat de Patrick Henry, condamné en 1977 à la prison à perpétuité pour l’enlèvement et le meurtre d’un enfant de 7 ans. Le « monstre », tel qu’il fut surnommé à l’époque, échappera ainsi à la peine capitale au terme d’une plaidoirie qui constitua un pas décisif vers son abolition et vers la consécration de Robert Badinter comme la voix de « l’affirmation de l’humanité ».
François-Xavier Rochette rappelle que cette « avancée historique » était en réalité déjà programmée (la France est le dernier pays en Europe à avoir mis un terme à ce châtiment, son extinction n’était donc qu’une question de temps), et que la véritable trace laissée par le garde des Sceaux dans l’histoire de la justice réside dans sa défense de valeurs plus obscures, inspirée notamment par « la pensée de l’homosexualiste Michel Foucault, dont se revendiquait Badinter ».
L’envers de la loi de 1982
Une loi en particulier illustre ce combat peu médiatisé de l’ancien garde des Sceaux : la suppression de la discrimination dans l’âge de la majorité sexuelle visant les personnes homosexuelles (loi Forni du 4 août 1982).
Présentée comme une avancée sociétale majeure ayant mis fin à la pénalisation de l’homosexualité, elle a plus spécifiquement aboli l’inscription dans le Code pénal des « actes impudiques ou contre nature commis avec un mineur du même sexe (homosexualité) » (comprendre : « le crime de sodomie sur mineurs de 15 ans ») institué en 1942 par le régime de Vichy.
Les talents oratoires de Badinter jouèrent un rôle décisif dans l’adoption de ce texte que le garde des Sceaux décrira comme une mesure de justice visant simplement à rétablir une égalité entre les âges de consentement entre personnes hétérosexuelles et homosexuelles. Ce faisant, il videra de sa substance la disposition du Code pénal qui permettait de protéger les garçons mineurs (art. 331, al. 2 du Code pénal) en la réduisant à une mesure de criminalisation de l’homosexualité, tout en convenant, lors de sa plaidoirie, du fait que la répression du délit d’homosexualité s’était considérablement réduite pour atteindre un niveau essentiellement « symbolique » :
Nous disposons dans nos lois d’un ensemble très complet et très rigoureux de textes permettant d’assurer la protection des mineurs de quinze à dix-huit ans contre tontes les formes d’attentats aux mœurs. Sans reprendre le détail des textes, je rappellerai simplement à l’Assemblée que des peines sévères punissent, dans notre droit, le proxénétisme sous toutes ses formes, et notamment à l’égard de mineurs. […]
https://archives.assemblee-nationale.fr/7/cri/1981-1982-ordinaire1/153.pdf
Affirmer donc que l’abrogation du deuxième alinéa de l’article 331 livrerait nos adolescents sans défense aux atteintes à leur intégrité ou à leur dignité est encore une contre-vérité juridique ou une hypocrisie, selon que le propos relève de l’ignorance ou du mensonge.
L’âge de consentement sera effectivement harmonisé et rétabli à 15 ans au lieu de 18, comme le réclamaient certains députés. Pourquoi ?
Cette dépénalisation de l’homosexualité constitue la « première marche » vers une série d’évolutions sociétales (PACS, mariage pour tous, ouverture de l’adoption et de la PMA aux couples homosexuels), ce qui, selon le journaliste Dominique Thierry, fait de cette loi l’une des principales raisons de son entrée au Panthéon. Hasard du calendrier, la cérémonie aura lieu 19 ans jour pour jour après le décès de Coccinelle, première célébrité française à avoir officiellement effectué un changement de sexe. Elle doit la modification de son état civil à Robert Badinter qui défendait le chirurgien ayant opéré illégalement celle qui allait devenir la première icône transgenre française.
Dont acte. François-Xavier Rochette rappelle toutefois la manière dont le ministre, fils de déporté, justifiera en 2021 son opposition viscérale à l’octroi de l’imprescriptibilité des crimes sexuels incestueux :
L’imprescriptibilité elle est inscrite dans notre droit que pour les crimes contre l’humanité. Vous ne pouvez pas comparer ça (sic) à Auschwitz, vous offensez la mémoire des morts par millions : hommes, femmes, enfants. Deuxièmement parce que l’imprescriptibilité pose des problèmes en ce qui concerne la mise en œuvre de l’action judiciaire. Plus c’est distant, plus c’est difficile et les allongements successifs de la prescription sont aujourd’hui suffisants. C’est évidemment un grand outrage d’un crime fait aux adolescents et aux enfants, évacua-t-il. Mais, la répression en France à cet égard est ferme.
https://www.rtl.fr/actu/politique/inceste-robert-badinter-explique-sur-rtl-pourquoi-il-est-contre-l-imprescriptibilite-7800958927
Ces propos ont été tenus au lendemain de la parution de l’ouvrage de Camille Kouchner, La Familia grande, dans laquelle la fille du ministre relate les violentes sexuelles commises par son beau-père, Olivier Duhamel, à l’endroit de son frère. Lors de cette interview diffusée sur RTL, Robert Badinter assurera qu’il ignorait tout des pratiques commises durant des années par celui qui fut son conseiller au Conseil constitutionnel. C’est heureux pour Camille Kouchner et pour la réputation de l’ancien garde des Sceaux, l’affaire ayant été classée sans suite pour prescription. Il est toutefois permis d’en douter à la lecture de La Familia grande, qui explique au contraire que de nombreuses personnalités du milieu intellectuel et politique parisien étaient au courant des abus sexuels commis par Olivier Duhamel.
L’article de François-Xavier Rochette revient également sur les amitiés troubles de Robert Badinter, notamment celles qu’il entretenait avec l’avocat Thierry Lévy, « défenseur acharné de la tolérance, de la liberté sexuelle et en particulier de la pédophilie », ou le philosophe et pédocriminel notoire Michel Foucault, qui lui inspira le projet du centre pénitentiaire de Mauzac (Dordogne), un établissement semi-ouvert, avec des conditions de détention considérablement assouplies, conçu pour accueillir essentiellement des pédophiles.
Enfin, il est dommage que Robert Badinter n’ait jamais désavoué ou expliqué le sens des propos de son épouse, qui écrivait en 1992 qu’une « bonne mère est naturellement incestueuse et pédophile », douze ans après avoir soutenu à l’envi dans les médias que l’instinct maternel n’existe pas :
Le lien érotique entre la mère et l’enfant ne se limite pas aux satisfactions orales. C’est elle, qui, par ses soins, éveille toute la sensualité, l’initie au plaisir, et lui apprend à aimer son corps. La bonne mère est naturellement incestueuse et pédophile.
Badinter É. X Y de l’identité masculine. Éditions Odile Jacob ; 1992. p. 76.
Ce silence pourrait presque donner une cohérence à un parcours déjà profondément marqué par des amitiés et des valeurs qui ne semblent compatibles ni avec une panthéonisation ni avec le portrait hagiographique à laquelle se résume sa biographie officielle. L’humoriste Thomas Séraphine a complété ce tableau sur le média Tocsin où il rappelle plusieurs autres faits d’armes commis par ce « grand témoin de la gauche morale », ainsi que l’appelait Le Monde en 1995, comme la circulaire Ezratty de 1984 qui visait à augmenter la fréquence des prélèvements de sang dans les prisons afin de favoriser l’intégration sociale des détenus qui a de fait contribué à propager l’épidémie de sida.
Sa mémoire n’aura toutefois pas été éclaboussée par l’affaire du sang contaminé, qui inscrira dans la jurisprudence le légendaire « Responsable mais pas coupable », que l’avocat de Givaudan avait tenté d’imposer vingt ans plus tôt. C’est sans doute la beauté de la République que de savoir protéger ses icones.