Un autre regard
Poutine a alerté les États-Unis dès 2008 contre les risques d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, selon une note déclassifiée
Un mémorandum de 2008, déclassifié le 25 décembre, confirme que Vladimir Poutine alerte depuis 17 ans sur les risques de confrontation entre la Russie et les États-Unis que poseraient une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Un second mémo indique que la Russie avait demandé en 1954 et en 2001 à rentrer elle aussi dans l’OTAN.
L’Archive nationale de sécurité, une ONG apolitique basée à l’Université George Washington, vient de déclassifier trois mémorandums contenant les transcriptions de plusieurs échanges tenus entre Vladimir Poutine et le président George W. Bush entre 2001 et 2008. Publiés à quelques jours d’un déplacement crucial de Volodymyr Zelensky à Washington, où le président américain espère obtenir l’accord de son homologue sur un traité de paix, deux de ces mémos apportent un éclairage clé sur le conflit russo-ukrainien dont ils permettent de comprendre les causes profondes.
Réunion du 6 avril 2008, Sotchi (Russie), Résidence de Vladimir Poutine
Le premier mémo aborde la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, dont le président Poutine explique qu’elle « créera à long terme un champ de conflit [entre les États-Unis et la Russie], une confrontation à long terme ». La question avait apparemment été abordée en octobre 2007, lors d’un précédent déplacement de la secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice et du secrétaire à la Défense Robert Gates.
Président Poutine : D’accord. Je voudrais maintenant répéter ce que j’ai dit à Condi et Gates à Moscou] au sujet de l’élargissement de l’OTAN. Cela ne vous apprendra rien de nouveau et je n’attends pas de réponse, je veux simplement le dire à haute voix. Je tiens à souligner que l’adhésion à l’OTAN d’un pays comme l’Ukraine créera à long terme un champ de conflit entre vous et nous, une confrontation à long terme.
Dans la suite de l’échange, Vladimir Poutine détaille les raisons pour lesquelles il estime qu’une adhésion à l’OTAN perturberait les relations russo-américaines et pourquoi elle n’est pas souhaitable :
- la forte proportion de Russes (30 %) vivant en Ukraine, où l’OTAN est perçue pour cette raison, par une grande partie de la population, comme une « organisation hostile » ;
- la menace d’un déploiement de bases militaires et de nouveaux systèmes militaires à proximité de la Russie, qui forcera la Russie à s’appuyer sur les forces d’opposition à l’OTAN en Ukraine pour empêcher l’élargissement de l’Alliance ;
- l’absence de nécessité pour l’Ukraine si l’objectif de cette adhésion, comme le suppose Vladimir Poutine, est de renforcer l’ancrage de l’Ukraine dans le monde occidental.
Président Poutine : Dix-sept millions de Russes vivent en Ukraine, soit un tiers de la population. L’Ukraine est un État très complexe. […] C’est un pays européen assez vaste, avec une population de 45 millions d’habitants. Il est peuplé de personnes aux mentalités très différentes. Si vous allez dans l’ouest de l’Ukraine, vous verrez des villages où la seule langue parlée est le hongrois et où les gens portent ces bonnets. Dans l’est, les gens portent des costumes, des cravates et de grands chapeaux. L’OTAN est perçue par une grande partie de la population ukrainienne comme une organisation hostile.
Cela pose les problèmes suivants à la Russie. Cela crée la menace du déploiement de bases militaires et de nouveaux systèmes militaires à proximité de la Russie. Cela crée des incertitudes et des menaces pour nous. Et en s’appuyant sur les forces anti-OTAN en Ukraine, la Russie s’efforcerait de priver l’OTAN de toute possibilité d’élargissement. La Russie créerait sans cesse des problèmes dans cette région. Dans quel but ? Quel est l’intérêt de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ? Quel avantage cela présente-t-il pour l’OTAN et les États-Unis ? Il ne peut y avoir qu’une seule raison à cela, à savoir confirmer le statut de l’Ukraine dans le monde occidental, et c’est là la logique. Je ne pense pas que ce soit la bonne logique ; j’essaie de comprendre. Et compte tenu des divergences d’opinions de la population sur l’adhésion à l’OTAN, le pays pourrait tout simplement se diviser. J’ai toujours dit qu’il y avait une partie pro-occidentale et une partie prorusse. Aujourd’hui, le pouvoir est détenu par les dirigeants pro-occidentaux. Dès leur arrivée au pouvoir, ils se sont divisés entre eux. L’activité politique reflète pleinement les attitudes de la population. La question n’est pas l’adhésion à l’OTAN, mais la garantie de l’autosuffisance de l’Ukraine. De plus, leur économie doit être renforcée.
Le premier point est paradoxalement le centre des préoccupations de Vladimir, qui estime qu’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ne pourra pas se faire sans qu’une majorité de la population y soit favorable. Il sous-entend que si cette condition devait être remplie, il ne s’opposerait pas à un processus d’adhésion :
Soixante-dix pour cent de la population est contre l’OTAN. Condi m’a dit qu’en Slovaquie et en Croatie, la population était opposée au début, mais qu’elle est désormais favorable. Ce à quoi nous nous opposons, c’est l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, mais dans tous les cas, nous devrions attendre que la majorité de la population soit favorable, puis les laisser adhérer, et non l’inverse. […]
Président Poutine : J’ajouterais une autre chose maintenant. Je n’exclus pas que les relations entre la Russie et l’OTAN puissent s’améliorer à l’avenir, tout comme les relations entre les États-Unis et la Russie.
Réunion du 16 juin 2001, Sommet de Slovénie, château de Brdo Castle
Le second mémo correspond au verbatim d’une réunion tenue à huis clos entre le président George W. Bush et le président Vladimir Poutine, en marge de la première rencontre entre les deux hommes au sommet de Slovénie. La question d’une adhésion de la Russie à l’OTAN est soulevée par le président russe, dans des termes qui sont aux antipodes du récit selon lequel la Russie haïrait l’Europe qu’elle voudrait envahir ou détruire.
Poutine réaffirme son souhait que la Russie rejoigne un jour l’OTAN et qu’elle devienne de fait un allié des États-Unis, ce qu’il considère comme une évidence en raison de l’affinité culturelle et ethnique entre les deux pays. Il va même plus loin en présentant l’élargissement de l’OTAN en sa faveur comme une « nécessité » :
Président Poutine : D’accord. Revenons maintenant à l’élargissement de l’OTAN. Vous connaissez notre position. Vous avez fait une déclaration importante en disant que la Russie n’était pas un ennemi. Ce que vous avez dit à propos des 50 prochaines années est important. La Russie est européenne et multiethnique, tout comme les États-Unis. Je peux imaginer que nous devenions alliés. Seule une nécessité absolue pourrait nous pousser à nous allier à d’autres. Mais nous nous sentons exclus de l’OTAN. Si la Russie n’en fait pas partie, elle se sentira bien sûr exclue. Pourquoi l’élargissement de l’OTAN est-il nécessaire ?
L’une des « révélations » du document porte sur une candidature de l’URSS à son entrée dans l’OTAN, qui aurait été déposée en 1954, et dont GW Bush semble ignorer l’existence. Poutine fait valoir le fait que l’ensemble des conditions fixées à l’époque sont désormais remplies. Il précise que le sentiment d’exclusion provoqué par le rejet de la proposition soumise à l’époque par le ministre des Affaires étrangères Vyacheslav Molotov est le principal frein qui empêche les deux pays d’être des allés :
Président Poutine : En 1954, l’Union soviétique a demandé à adhérer à l’OTAN. J’ai le document.
Président Bush : C’est intéressant.
Président Poutine : L’OTAN a donné une réponse négative en invoquant quatre raisons spécifiques : l’absence d’accord avec l’Autriche, l’absence d’accord avec l’Allemagne, l’emprise totalitaire sur l’Europe de l’Est et la nécessité pour la Russie de coopérer avec le processus de désarmement de l’ONU. Aujourd’hui, toutes ces conditions sont remplies. La Russie pourrait peut-être devenir un allié. Mais la vraie question est de savoir comment associer la Russie au reste du monde civilisé. Le fait est que l’OTAN s’élargit et que nous n’avons rien à dire à ce sujet.
Pourquoi la proposition russe de 1954 est-elle importante ?
Le compte The Islander propose une analyse pertinente des implications de ce document qui dément les velléités bellicistes traditionnellement attribuées à la Russie et démontre que « l’idée que la Russie fasse partie de l’architecture de sécurité européenne n’est pas une “astuce de l’ère Poutine” [mais] une proposition historique récurrente, qui ressurgit chaque fois que Moscou estime qu’il existe un moyen rationnel d’éviter une confrontation permanente ».
D’autres analyses le présentent comme une manœuvre visant à présenter les pays membres de l’OTAN (dont la réponse la plus plausible était à l’époque un refus) comme des nations bellicistes et donc à discréditer l’Alliance aux yeux de l’opinion. Quoi qu’il en soit, ces explications ne valent que pour la candidature de 1954, pas pour celle de 2001. La suite est une litanie de nouveaux élargissements, avec une finalité commune : encercler la Russie.