Un jour en Europe
Censure européenne : le cas Jacques Baud
Le dernier paquet de sanctions voté par Bruxelles à l’encontre de la Russie a inclus l’ancien colonel de l’armée suisse Jacques Baud. Il revient aujourd’hui, dans une interview réalisée pour le média BAM!, sur les motivations et les conséquences de cette décision historique, prise par le Conseil européen hors de tout cadre judiciaire.
Jacques Baud a appris la nouvelle dans les médias, alors qu’il se trouvait en Belgique, où il réside de manière régulière. La Suisse n’ayant pas confirmé les mesures, celles-ci s’appliquent exclusivement sur le territoire européen où leur violation constitue une infraction pénale passible d’une peine d’un an d’emprisonnement1. Elles incluent concrètement2 le gel de l’ensemble de ses avoirs ainsi que l’interdiction de voyager au sein des pays de l’UE, et donc de retourner en Suisse.
L’ancien expert sur la question de l’État de droit pour l’ONU se trouve donc assigné à résidence en Belgique, où il n’est habilité à effectuer aucun retrait d’argent ou achat, y compris alimentaire, ni à « recevoir directement ou indirectement des fonds, des ressources économiques ou des services financiers » de la part d’une personne ou d’une entité soumise à la juridiction de l’UE. Il dispose d’une possibilité de recours extrêmement onéreuse devant la Cour de justice de l’Union européenne, où les délais de traitement sont en moyenne de deux à trois ans et où les chances de succès sont estimées à 5 %.
Que l’UE reproche-t-elle à Jacques Baud ?
La fiche publiée par Bruxelles sur les activités de Jacques Baud le présente comme un « porte-parole de la propagande prorusse » véhiculant des théories conspirationnistes qui menaceraient la sécurité et la stabilité de l’Ukraine (voir notre précédent article).
L’ancien agent de renseignements suisse, que son confrère de la CIA, Larry C. Johnson, décrit comme « l’un des analystes militaires les plus objectifs et les plus respectés » en Europe et outre-Atlantique, explique pourtant qu’il n’entretient aucun lien professionnel, amical ou familial avec la Russie et en particulier le Kremlin, dont il affirme n’avoir jamais perçu le moindre centime.
Il précise également qu’il n’a jamais développé de théorie de la conspiration ni formulé d’interprétation politique personnelle du conflit russo-ukrainien. Comme son éditeur le rappelle dans chacun de ses ouvrages, où est systématiquement reproduite la Charte de Munich qui encadre l’éthique journalistique, ses analyses se basent exclusivement sur des sources occidentales et ukrainiennes, dans le but précisément d’échapper à ce type de procès. C’est la raison pour laquelle il indique aujourd’hui avoir systématiquement décliné les demandes d’interviews émanant de médias russes, contrairement à ce qui lui est reproché aujourd’hui.
Bruxelles lui reproche en particulier de véhiculer un récit « accusant l’Ukraine d’avoir orchestré sa propre invasion afin de rejoindre l’OTAN ». Ce point est en effet évoqué dans plusieurs ouvrages, notamment dans Opération Z, publié en 2022, où Jacques Baud analyse les enjeux d’un conflit avec la Russie non seulement pour Moscou, mais également pour l’Ukraine et ses alliés occidentaux (p. 191-195).
Il rappelle qu’en mai 2014, le Fonds monétaire international (FMI) a assujetti l’obtention d’un prêt de 17 milliards de dollars au règlement des tensions avec la Russie dans les territoires de l’Est ukrainien. C’est ce qui aurait selon lui pousser à Kiev à relancer son offensive dans le Donbass en avril 2014, une partie de l’aide du FMI ayant été débloquée le 7 mai 2014, soit cinq jours après les événements sanglants d’Odessa. Jacques Baud précise :
L’enjeu essentiel de l’Ukraine est son accession à l’OTAN, qu’elle voit comme garante de son indépendance et de sa survie. Elle sait que cet objectif sera inaccessible tant que le conflit du Donbass ne sera pas réglé. Pour autant, les autorités ukrainiennes ne veulent pas d’une solution politique telle qu’elle est prévue par les accords de Minsk, c’est-à-dire impliquant une autonomie des régions du pays. Les ultranationalistes y voient l’embryon d’une décomposition du pays.
Ils veulent une « Ukraine pure » [voir l’interview d’un ultranationaliste pour la BBC, citée p. 205]. Il leur faut donc repousser les russophones hors des frontières, ce qui suppose une confrontation avec la Russie qui risque de durer tant que la Russie est en mesure de soutenir les russophones du Donbass. Par conséquent, il faut obtenir une victoire décisive sur la Russie.
Baud J. Opération Z. Max Milo, 2022. p. 192.
C’est cette analyse qui vaut aujourd’hui à Jacques Baud d’être sanctionné. Or il ne s’agit pas d’une interprétation personnelle des origines du conflit, mais de la synthèse d’une déclaration faite en mars 2019 par le porte-parole de Volodymyr Zelensky, Olekseï Arestovich, lors d’une interview accordée à un média ukrainien et intégralement retranscrite dans Opération Z (p. 192-194) :
Avec une probabilité de 99,9 %, notre prix pour rejoindre l’OTAN est une grande guerre avec la Russie. Et si nous ne rejoignons pas l’OTAN, la Russie nous absorbera complètement dans les 10-12 ans. C’est toute la fourchette dans laquelle nous sommes. Maintenant, allez voter Zelensky !
https://www.youtube.com/watch?v=H50ho9Dlrms (voir la version sous-titrée en anglais)
Arestovich va jusqu’à prédire le déclenchement de cette guerre, ou plus exactement de ces guerres, dont il impute de façon ambiguë l’initiative à la Russie. Il en évoque trois, la dernière étant pressentie pour 2028, ce qui correspond aux prévisions des états-majors occidentaux qui affirment se baser sur les sources de leurs services de renseignements.
Est-ce la preuve que l’Ukraine a planifié la guerre de 2022 contre la Russie ? Il s’agit a minima d’une explication alternative crédible, partagée par le pape François, dont Jacques Baud rappelle la déclaration faite en 2022 dans un quotidien milanais et citée par Marianne :
Peut-être, dit-il, que « les aboiements de l’OTAN aux portes de la Russie ont poussé le chef du Kremlin à réagir et à faire la guerre à l’Ukraine. Je ne sais pas si cette colère a été provoquée, mais cela a aidé la colère à monter ».
Jacques Baud s’engage-t-il au-delà de ce que lui autorise son rôle ? S’il attribue sans ambiguïté le déclenchement du conflit aux Ukrainiens, qu’il accuse d’avoir « délibérément pris le risque de sacrifier leur pays pour obtenir une défaite de la Russie », il n’exclut pas que Moscou puisse nourrir aujourd’hui d’autres objectifs :
C’est donc la situation dans le Donbass qui est le déclencheur de l’offensive russe, dont les objectifs sont clairement associés à la sécurité des populations russophones. Mais cela pourrait permettre à Vladimir Poutine d’utiliser son succès en Ukraine comme levier pour atteindre d’autres objectifs.
Baud J. Opération Z. Max Milo, 2022.p. 199.
En quoi la décision de l’UE est-elle d’une gravité historique ?
La note sur laquelle s’appuie aujourd’hui l’UE pour condamner Jacques Baud (et potentiellement demain une kyrielle d’autres chercheurs) ne repose sur aucun fondement juridique, puisque le simple fait de relayer de la propagande ou de diffuser de fausses informations ne constitue un délit dans aucune législation. Par conséquent, quand bien même ses analyses s’apparenteraient à une telle démarche, elles ont tout au plus vocation à être critiquées ou réfutées, comme l’a fait par exemple en mai 2022 le média heidi.news, cité en exemple dans le préambule d’Opération Z pour le caractère frauduleux de ses méthodes :
Il dénonce un Occident qui s’appuie sur une vérité tronquée, mais ampute lui-même la vérité des faits qui desservent son point de vue.
https://www.heidi.news/articles/les-methodes-de-l-espion-suisse-jacques-baud-pour-disculper-la-russie-en-ukraine
En supposant que tel soit le cas, cette divergence concernant les causes profondes du conflit russo-ukrainien est-elle de nature à justifier la gravité de la décision européenne ? Dans son interview pour le média BAM, Jacques Baud rappelle que même durant la guerre froide, la presse communiste était accessible en Occident où elle ne faisait l’objet d’aucune censure. Que s’est-il passé entre temps ?
L’ex-colonel suisse explique la démarche européenne par l’effondrement de sa confiance dans sa capacité à faire valoir la supériorité de ses valeurs, au nom desquelles elle prétend soutenir l’Ukraine contre la « dictature » russe. Cette interprétation conservatrice ne répond toutefois pas à la question : en quoi la critique du narratif occidental sur les causes profondes du conflit russo-ukrainien constitue-t-elle une menace vitale pour l’UE ?
Chacun comprend qu’il soit désagréable pour les argentiers de l’Ukraine de savoir qu’un ancien collaborateur de l’OTAN prophétise depuis près de quatre ans sa défaite, a fortiori si l’objectif est de mobiliser la population dans un conflit de haute intensité contre la Russie, mais cette raison ne saurait justifier une violation aussi manifeste de l’état de droit sauf si, comme l’explique Jacques Baud, c’est l’UE qui est aujourd’hui un obstacle à la paix, qu’elle a empêché par trois fois l’Ukraine de conclure.
Les valeurs de l’UE sont-elles devenues inavouables ?
La réponse se trouve peut-être ailleurs que là où l’UE le prétend. Les écrits de Jacques Baud battent en brèche plusieurs autres mythes dont se nourrissent aujourd’hui les Occidentaux pour tenter de convaincre leurs concitoyens que Vladimir Poutine planifierait en coulisse l’annexion de l’Europe comme l’Allemagne en 1938. Dans son best-steller de 2022 Poutine : Maître du jeu ?, il explique comment les chancelleries occidentales ont construit de toutes pièces un récit selon lequel la Russie mènerait une guerre hybride contre l’Occident (p. 59-99) :
En réalité ce concept n’existe pas, et la Russie ne l’a ni théorisé ni invoqué. Au point qu’en 2015, même l’OTAN se pose la question de savoir si la guerre hybride existe vraiment…
Baud J. Poutine : Maître du jeu ?. Max Milo, 2022. p. 60
La question, peut-être la plus dérangeante, concerne toutefois la problématique des milices ukrainiennes et de la dénazification du pays, présentée comme un écran de fumée visant à dissimuler le véritable dessein de Vladimir Poutine que les médias occidentaux et désormais leurs dirigeants présentent à l’envi comme le nouvel Hitler.
Dans Opération Z, Jacques Baud revient sur la manière dont le gouvernement de Kiev a utilisé des milices ultranationalistes pour renverser le pouvoir en 2014, lors de la révolution de l’Euromaïdan (p. 127-189). Il explique comment chacune d’entre elles, notamment le mouvement Azov dont LCI interviewe régulièrement les combattants, revendique avec plus ou moins de détermination sa filiation idéologique nazie. Dans Poutine maître du jeu ?, enfin, il pose et traite ouvertement la question : « Le gouvernement ukrainien est-il néonazi ? »
Non, le gouvernement ukrainien est (très) nationaliste et soutenu par des groupes clairement néonazi, mais il ne l’est pas lui-même. Cependant […] la question est plus complexe qu’il n’y paraît. […]
Baud J. Poutine maître du jeu ?. p. 141, 149.
On peut naturellement discuter le qualificatif « nazi », mais il reste que le régiment Azov est certainement ultranationaliste, violent, antisémite, et qu’il arbore d’anciens symboles nazis […] autant de qualités que Mme Mandraud [Le Monde] associe apparemment à de la propagande. Chacun est libre d’avoir une opinion, mais son avis n’est partagé ni par l’académie militaire de West Point, ni par le Jerusalem Post, ni par le Centre Simon Wiesenthal, qui qualifient le groupe Azov de « nazi » et fustigent le soutien qu’il reçoit de l’Occident.
Faut-il en déduire que les pays de l’UE ne sont plus en mesure d’assumer les valeurs qu’ils soutiennent aujourd’hui, pour la simple et bonne raison que ces valeurs sont celles qu’ils affirment combattre ? Aucun ne s’est indigné il y a deux mois lorsque Volodomyr Zelensky est allé décorer sur la ligne de front des soldats arborant des insignes nazis sur leurs uniformes.
Précisons qu’en 2021, une résolution soutenue par la Russie appelant à combattre la glorification du nazisme a été adoptée à l’ONU malgré l’opposition de l’Ukraine et des États-Unis et l’abstention de 49 pays, dont la France. Le 14 novembre dernier, la même résolution a recueilli seulement 114 voix pour vs 130 en 2021 ; 12 pays se sont abstenus, mais 52 ont voté contre. La liste de ces États, non encore archivée sur le site de l’ONU inclut l’Ukraine, les États-Unis, le Canada, le Japon, tous les États membres de l’Union européenne, ainsi que d’autres alliés occidentaux comme l’Australie et le Royaume-Uni. Que faut-il en conclure ?
Notes
- Conseil de l’Union européenne. Directive (UE) 2024/1226 du Parlement européen et du Conseil du 24 avril 2024 relative à la définition des infractions pénales et des sanctions en cas de violation des mesures restrictives de l’Union et modifiant la directive (UE) 2018/1673. JOUE. 2024 Apr 29. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202401226. ↩︎
- Conseil de l’Union européenne. Décision (PESC) 2024/2643 du Conseil du 8 octobre 2024 concernant des mesures restrictives eu égard aux activités déstabilisatrices menées par la Russie. https://eur-lex.europa.eu/eli/dec/2024/2643/oj. ↩︎