Dérive fasciste

Équipe Le Point Critique | 21 décembre 2025

Guerre en Ukraine : l’UE franchit un cap mortel en sanctionnant deux analystes géopolitiques pour délit d’opinion

Bruxelles a officiellement commencé à ficher et à sanctionner les analystes politiques qu’elle accuse de répandre des théories du complot concernant le conflit russo-ukrainien. Deux ressortissants européens figurent sur la liste des victimes publiées le 15 décembre : l’ancien officier franco-russe Xavier Moreau, et l’ex-agent des renseignements suisse, Jacques Baud.

Jean-Noel Barrot, 15/12/2025

L’Europe a voté le 15 décembre dernier un nouveau paquet de sanctions à l’encontre de la Russie. Il s’agit du 19e lot de mesures infligées à Moscou depuis le début du conflit en Ukraine, mais c’est seulement le 3e qui cible des ressortissants de pays occidentaux accusés de « relayer la propagande du Kremlin ». Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a annoncé cette décision historique dont il s’ennorgueillit qu’elle ait été portée par la France.

La liste des VIP ciblés par l’UE inclut aujourd’hui cinq de ses ressortissants :

  • deux citoyens allemands, le blogueur Thomas Röper et la militante écologiste Alina Lipp, devenue correspondante de guerre dans le Donbass en 2014 au lendemain de l’Euromaïdan, et présentée par le Conseil européen comme une blogueuse russe. Ils ont été sanctionnés le 20 mai 2025 pour « des activités visant à saper le processus politique démocratique en Allemagne » ;
  • une militante panafricaine, Nathalie Yamb, de nationalité suisse et camerounaise, journaliste de formation et ancienne conseillère exécutive du Pr Mamadou Koulibaly, ministre de l’Économie et des Finances de Côte d’Ivoire en 2000-2001. Elle a été sanctionnée le 15 juillet 2025 pour avoir, dixit, « adopté la langue de Moscou visant l’Occident et la France en particulier en vue de les évincer du continent africain ». L’UE lui reproche notamment d’avoir des « liens spécifiques avec l’AFRIC, une organisation liée à des sociétés militaires privées russes ». En pratique, la France n’a selon elle jamais pardonné son intervention, il y a six ans, lors du forum Russie-Afrique de Sochi ;
  • un ancien saint-cyrien franco-russe, Xavier Moreau, fondateur du site d’analyse géopolitique Stratpol et collaborateur régulier du média Géopolitique profonde, qui intervient également dans divers médias russes, et l’ancien colonel de l’armée suisse, Jacques Baud, ex-analyste au sein du Service de renseignement de la Confédération helvétique. Il a été responsable de la doctrine des opérations de la paix des Nations Unies, a participé aux négociations l’armée et le renseignement russes juste après la chute de l’URSS ainsi qu’à des programmes d’assistance à l’Ukraine au sein de l’OTAN. Tous les deux ont été sanctionnés le 15 décembre dernier, dans le cadre d’une initiative européenne visant à « répertorier des analystes notables de la politique étrangère intégrés dans des institutions, des groupes de réflexion et des universités étroitement liés ou affiliés à l’appareil politique et de messagerie du Kremlin, et des influenceurs faisant la promotion de la propagande prorusse et des théories du complot sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ainsi que des récits anti-Ukraine et anti-OTAN ».

Les sanctions impliquent le gel de leurs avoirs (autrement dit, la fermeture de l’ensemble de leurs comptes bancaires) et une interdiction de voyager dans l’UE, et donc d’entrer ou de transiter par ses territoires, créant de fait un statut d’apatride hormis pour les citoyens binationaux ciblés. En pratique, il s’agit d’une mort sociale, totale et arbitraire, puisqu’elle ne relève d’aucune décision de justice. Elle n’aurait de toute façon pu être actée par aucun tribunal en particulier dans le cas de Jacques Baud, la Suisse ayant ratifié la Convention des Nations unies de 1954 et n’autorisant la déchéance de nationalité que pour les binationaux, y compris pour des actes de terrorisme :

Interdire toute lecture alternative du conflit russo-ukrainien

La mise à l’index de Jacques Baud et de Xavier Moreau est probablement plus cohérente que celle de Nathalie Yamb dans la mesure où elle se concentre sur les relations russo-ukrainiennes et l’UE en général, là où celle de leur codétenue suisse ciblait directement la France, mais elle marque un tournant dans la manière dont Bruxelles entend faire taire toute voix dissidente.

Il faut lire l’UE dans le texte pour comprendre l’ampleur et la nature du pas qu’elle vient de franchir en sanctionnant ces deux analystes dont les deux fiches reprennent mot pour mot les mêmes accusations :

Jacques Baud, ancien colonel de l’armée suisse et analyste stratégique, est régulièrement invité dans des programmes de télévision et de radio prorusses. Il agit comme un porte-parole de la propagande prorusse et formule des théories du complot, par exemple accusant l’Ukraine d’avoir orchestré sa propre invasion afin de rejoindre l’OTAN. Par conséquent, Jacques Baud est responsable de la mise en œuvre ou du soutien d’actions ou de politiques imputables au gouvernement de la Fédération de Russie qui compromettent ou menacent la stabilité ou la sécurité dans un pays tiers (Ukraine) en s’engageant dans l’utilisation de manipulations et d’interférences d’information.

https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=OJ:L_202502568

Depuis 2015 et plus particulièrement depuis 2022, ils ont publié plusieurs ouvrages dans lesquels ils développent leur analyse du conflit russo-ukrainien, ses origines, sa finalité et son issue possible :

  • Xavier Moreau, Ukraine : Pourquoi la Russie a gagné, février 2024

Le 21 février 2022, huit ans jour pour jour après le coup d’État de Maïdan, Vladimir Poutine reconnaissait les deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. C’est une opération de grande envergure qui démarra trois jours plus tard permettant au contingent russe, pourtant en large infériorité numérique, de s’emparer définitivement et en seulement deux mois de la totalité des rives de la mer d’Azov. Le succès de cette campagne éclair a amené Kiev immédiatement à la table des négociations. Mais Londres et Washington ne l’entendaient pas ainsi et entraînèrent l’Occident dans une guerre, pourtant perdue d’avance, contre la Russie.

https://www.thebookedition.com/fr/ukraine-pourquoi-la-russie-a-gagne-p-403991.html#summary
  • Xavier Moreau, Thierry Mariani (préface), Ukraine : Pourquoi la France s’est trompée, septembre 2015

Washington, Berlin et Varsovie sont de retour dans ce territoire clé et précipitent l’Ukraine dans une escalade sanglante. S’il est difficile de reprocher à ces trois puissances d’accomplir leurs objectifs géopolitiques traditionnels, l’on est en droit de s’interroger sur la politique étrangère absurde que la France a menée dans cette région. Ignorance de l’Histoire de l’Ukraine, méconnaissance des forces en présence et des enjeux économiques, mépris des intérêts français sont à l’origine du plus grand fiasco de la politique étrangère française depuis les guerres de Yougoslavie.

https://www.editionsdurocher.fr/product/89985/ukraine/
  • Jacques Baud, Opération Z, août 2022

Pourquoi Poutine a-t-il déclenché l’opération Z en Ukraine ? Les forces ukrainiennes utilisent-elles des volontaires néonazis ? Quelles sont les forces en présence et la réalité du conflit militaire depuis six mois ? Que savons-nous des crimes de guerre comme Boutcha ? Les sanctions économiques occidentales ont-elles fonctionné ? L’envoi massif d’armes par les Occidentaux a-t-il un effet sur le conflit ? […] En s’appuyant sur les informations des services de renseignement et des rapports officiels, il analyse le déroulement des actions militaires et la manière dont elles ont été interprétées en Occident. Il révèle comment le conflit aurait pu être évité et quelles pistes ont été volontairement délaissées par les États-Unis et l’Europe.

https://maxmilo.com/products/operation-z?srsltid=AfmBOoqiE7I5CN7-iPumzERdW4kcv7IYKRAyIzmlfZTXq_i4qzlU2qkL
  • Jacques Baud, L’art de la guerre russe : Comment l’occident a conduit l’Ukraine à l’échec, janvier 2024.

Pourquoi l’Ukraine est en train de perdre la guerre contre la Russie ? Comment les deux camps pensent et mènent leurs opérations ? Quelles ont été les erreurs de part et d’autre ? Comment l’Occident a contribué à la défaite ukrainienne ?… Pour répondre à ces questions et à bien d’autres, Jacques Baud s’appuie sur des informations officielles, des documents américains, occidentaux et russes qui analysent les stratégies et tactiques russes (et soviétiques) depuis 50 ans. Il explique la manière dont la Russie comprend et conduit la guerre. Il montre combien notre ignorance de cette réalité a poussé l’Ukraine vers la défaite.

https://maxmilo.com/products/l-art-de-la-guerre-russe?srsltid=AfmBOopcPvIi7NEXs0H4oImOz7pOTpsczrd-GnfvF8EiAkig4Nfp0LHo

Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle permet de comprendre le problème que posent ces deux auteurs aux gouvernements de l’UE, notamment la France. La preuve en est, tous les livres de Jacques Baud ont été retirés de la vente sur le site de la Fnac. Le dernier (Paix pour l’Ukraine : Douze ans d’incompatibilité entre l’est et l’ouest) à paraître en mars prochain ne figure plus en ligne ni sur le site de l’éditeur, Max Milo, ni sur celui d’Amazon. Il détaille notamment « les pressions extérieures qui ont fait échouer le processus de pais alors que des pistes d’accord avaient été discutées, parfois favorablement accueillies par Moscou. »

Et s’ils avaient raison ?

L’avocat constitutionnaliste Régis de Castelnau estime que cette décision constitue la signature d’une dérive fasciste, par sa dimension arbitraire et par son illégalité, l’UE n’ayant pas les compétences pour spolier de leurs droits fondamentaux des ressortissants en raison de leurs opinions. Précisons que la justice s’est par ailleurs déjà prononcée sur la légalité du gel des avoirs de plusieurs oligarques russes, dont elle a estimé que la proximité avec le Kremlin ne constituait pas une preuve de leur implication directe dans le conflit.

Si Régis de Castelneau estime que débattre du fond s’apparenterait à une forme de capitulation, il n’est pas interdit de se poser la question qui est au cœur de cette opération de censure : et s’ils avaient raison ?

Les analyses formulées par Xavier Moreau et Jacques Baud, qui se prévaut de n’utiliser dans ses livres que des sources occidentales ou ukrainiennes, sont largement documentées et soutenues par des personnalités de stature internationale, dont la réputation transcende celle des fonctionnaires européens qui souhaitent faire taire leurs voix : l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, l’économiste Jacques Sapir, la géopolitologue Caroline Galactéros, le Pr John Mearsheimer ou encore le Pr Jeffrey Sachs, auquel Emmanuel Macron a décerné la Légion d’honneur en mai 2022.

La fakenews imputée à Jacques Baud dans la décision du Conseil européen fait en l’occurrence allusion à une déclaration d’Oleksi Arestovych, ancien conseiller principal de Zelensky, qui estimait en 2019 que « le prix à payer pour rejoindre l’OTAN » – ce qui est l’objectif avoué du président ukrainien – « est une guerre majeure contre la Russie ». Or les sanctions prononcées contre Moscou dans le cadre du conflit ukrainien sont toutes fondées sur le postulat qu’il s’agit d’une « agression militaire non provoquée et injustifiée ». Par conséquent, si cette définition s’avère malhonnête, pendant combien de temps les peuples occidentaux vont-ils accepter de voir leurs budgets sacrifiés pour soutenir l’Ukraine ?

Selon l’état-major des armées et le chef de l’État, l’heure est aujourd’hui à reconstituer notre potentiel défensif en vue d’un conflit de haute intensité jugé inéluctable avec la Russie, ce que conteste l’ensemble des experts indépendants, y compris le Pr Alain Bauer. Or si Vladimir Poutine ne prévoit pas d’attaquer l’Europe, comment réagiront demain les citoyens qui seront mobilisés pour participer à une guerre provoquée pour affaiblir la Russie, comme le préconisait en 2019 la Rand Corporation, et comme le formule aujourd’hui explicitement la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas ?

L’UE a un plan en deux points très clair : premièrement, affaiblir la Russie ; deuxièmement, soutenir l’Ukraine.

— Kaja Kallas, 20 novembre 2025. https://www.eeas.europa.eu/eeas/foreign-affairs-council-press-conference-high-representative-kaja-kallas_en

Que les citoyens doutent de l’histoire qui leur est aujourd’hui contée semble être une source d’inquiétude pour le ministère des Armées. Combien d’entre eux savent que la dernière loi de programmation militaire autorise la réquisition des civils et de leurs biens en cas de menace perçue par le Gouvernement ?

Emmanuel Macron à l’image de ses homologues occidentaux désire que l’Europe entre en guerre contre la Russie, avec la même détermination qu’un régime déchu convoiterait sa revanche sur son ennemi historique. Les dernières sanctions sont-elles l’aveu que nous sommes bien dans cette hypothèse ?

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