Retour de flamme
Avoirs russes gelés : la facture de l’UE pourrait s’élever à plus de 60 milliards d’euros
Un rapport publié le 9 décembre révèle une explosion des recours intentés par des investisseurs russes contre les sanctions européennes infligées à Moscou depuis le début du conflit ukrainien. Les procédures sont basées sur un mécanisme qui permet d’exploiter beaucoup plus efficacement l’illégalité des sanctions, et fait peser sur l’UE des risques financiers majeurs, susceptibles de menacer la souveraineté des États européens.
Un rapport de 27 pages issu d’une coalition d’ONG européennes (The European Trade Justice Coalition – ETJC) a été divulgué la semaine dernière par l’institut Veblen pour les réformes économiques. Le document recense l’ensemble des procédures d’arbitrage engagées à ce jour par des oligarques et des investisseurs russes pour contester les sanctions occidentales adoptées à l’encontre de Moscou, dans le cadre du conflit russo-ukrainien.
Le rapport recense 24 procédures, dont 13 engagées en 2025, sur un total de 28 affaires liées aux sanctions, et émet une série de recommandations « afin de réduire les risques pour la sécurité nationale et la politique de sanctions de l’UE et de l’Ukraine, et d’éviter la sortie de fonds vers des entités et investisseurs sanctionnés ». Les réclamations concernent à la fois des biens privés (villas, yachts) et des avoirs immobilisés dans des établissements financiers européens.
Les montants concernés demeurent confidentiels dans la plupart des affaires (on les connaît uniquement dans neuf plaintes, soit 32 % des poursuites engagées), mais les sommes réclamées pourraient atteindre 62 milliards de dollars, soit l’équivalent de l’aide européenne (70 milliards) versée à ce jour par Bruxelles à son allié. Ce chiffre demeure toutefois très conservateur, le rapport Veblen précisant :
Le montant réel est très probablement beaucoup plus élevé, étant donné qu’il n’existe aucune information sur 17 affaires en attente.
Ces demandes ont-elles une chance d’aboutir ?
Oui, et c’est bien là le problème.
Deux oligarques accusés d’avoir « apporté un soutien matériel ou financier au Kremlin pour déclencher la guerre » ont obtenu gain de cause en avril 2024 devant le tribunal de l’Union européenne, qui a dû procéder à leur retrait de la liste des personnalités sous sanction. L’État russe quant à lui est lié depuis la fin des années 1980 à plusieurs États européens par des traités bilatéraux d’investissement (TBI) visant à encadrer les investissements privés russes en Europe. Pour contester la confiscation de ses avoirs, Moscou serait fondé à en invoquer les clauses, comme le font aujourd’hui plusieurs oligarques, via un mécanisme inclus dans ces traités : le règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).
Chaque traité est accompagné d’un ensemble de clauses : une clause de protection contre l’expropriation, qui interdit aux États de nationaliser ou d’exproprier un investissement étranger sans un motif d’intérêt public ; une clause de traitement juste et équitable qui garantit un traitement identique entre investisseurs étrangers et investisseurs locaux ; une clause de recours à l’arbitrage international, qui permet aux investisseurs d’intenter une action contre un État devant une juridiction indépendante.
En l’occurrence, les procédures traitées dans le cadre du RDIE sont jugées par « un panel international composé d’un à trois arbitres privés (juristes, avocats, universitaires…) désignés par les deux parties », qui peuvent « choisir la loi applicable à leur litige et l’agenda de la procédure ». En pratique, les chances de succès de ces procédures sont donc bien supérieures à celles engagées devant la justice traditionnelle, et ce pour deux raisons :
- l’arbitrage porte exclusivement sur la réalité du préjudice et non sur la légitimité de ses motifs ;
- aucune contestation en appel n’est prévue par le mécanisme.
Autre élément inquiétant, le rapport Veblen rappelle que la Cour de justice de l’Union européenne a déjà souligné en 2009, et ce à trois reprises, « l’incompatibilité entre les traités d’investissement des pays de l’UE et la politique de sanctions de l’UE », sans qu’aucun des États ne renégocie ces traités en prévision d’éventuelles réclamations.
Dans trois arrêts concernant l’Autriche, la Suède et la Finlande, la Cour a estimé que les clauses relatives aux transferts de capitaux contenues dans les traités d’investissement de ces trois pays entraient en conflit avec la compétence du Conseil d’imposer unilatéralement des sanctions à des pays tiers.
Le Figaro relève que l’UE a pris des mesures cet été afin d’interdire le versement de dommages en cas de condamnation de ses États membres, mais ces règles ne s’appliqueront que si le siège de l’arbitrage est choisi sur son territoire.
Le cas de la France
La France est aujourd’hui ciblée par deux procédures, mais on ne connaît le montant des dommages réclamés (3,8 milliards d’euros) que dans l’une des affaires. Pourtant, elle a salué avec un enthousiasme débordant, par la voix de deux de ses ministres (Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, et Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l’Europe), la décision de la Commission européenne de geler indéfiniment les avoirs russes, estimés à plus de 210 milliards d’euros, en violation du Traité de l’Union européenne et des accords bilatéraux qui la lient avec la Russie. Cette décision, qualifiée de « majeure » par Jean-Noël Barrot, vise à asseoir un cadre permettant demain à l’UE d’utiliser ces fonds souverains pour financer un prêt au profit de l’Ukraine, et à court-circuiter le véto des États membres qui s’opposeraient à une telle folie.