Fuite contrôlée
Un document classifié révèle comment l’Allemagne se prépare à une guerre totale contre la Russie
Le Wall Street Journal a divulgué mercredi le contenu d’un rapport classifié, décrivant comment l’Allemagne se prépare depuis deux ans et demi à une guerre totale contre la Russie.
Le projet divulgué mercredi par le Wall Street Journal (WSJ), intitulé Plan d’opérations Allemagne (OPLAN DEU), serait né il y a deux ans et demi dans une caserne berlinoise à l’initiative d’une douzaine de hauts gradés allemands. La Bundeswehr aurait confié sa rédaction au lieutenant-général André Bodemann en charge du Commandement national des opérations terrestres (COM TN), créé en 2022.
La résurgence des velléités martiales de l’Allemagne est assumée depuis les premiers jours du conflit russo-ukrainien, mais ce qui interroge ici est autant le contenu que le moment choisi pour la divulgation de ce document, présenté par le WSJ comme « la manifestation la plus claire à ce jour de ce que ses auteurs appellent une approche “de toute la société” face à la guerre ».
Trois jours après le déclenchement du conflit, qualifié de « tournant historique » par Olaf Scholz, le chancelier fédéral allemand annonçait la mobilisation de 100 milliards d’euros destinés à renforcer les capacités de défense de l’armée. Plusieurs sources ont révélé à l’époque que le pays organisait des préparatifs militaires, rompant avec la politique de coopération germano-russe soutenue par Angela Merkel. La guerre n’était toutefois pas inscrite à l’agenda de son prédécesseur. Il se présentait encore en janvier dernier comme le « chancelier de la paix », malgré l’intensification des préparatifs à un conflit avec la Russie, estimé comme « possible » à l’horizon 2029-2032 par le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius.
Ces « inquiétudes » se sont précisées dans le courant de l’année 2025, avec l’organisation par la Bundeswehr, début avril, d’un exercice de simulation militaire d’ampleur inédite (Red Storm Bravo). Le scénario de la manœuvre : la Russie attaque l’Occident. L’échéance fixée par Boris Pistorius a été avancée deux mois plus tard, le chef d’état-major de la Bundeswehr, le général Carsten Breuer, estimant en juin dernier que les membres de l’OTAN « doivent se préparer à une éventuelle attaque de la Russie dans les quatre prochaines années », soit à l’horizon 2029.
L’article du WSJ confirme aujourd’hui que l’Allemagne, vouée à devenir « le hub logistique de l’OTAN », a assimilé cette hypothèse depuis plus de deux ans, et qu’elle s’organise de manière concrète dans la perspective d’un choc impliquant l’ensemble de la société civile :
Ce plan détaille comment jusqu’à 800 000 soldats allemands, américains et d’autres pays de l’OTAN seraient transportés vers l’est en direction du front. Il cartographie les ports, les fleuves, les voies ferrées et les routes qu’ils emprunteraient, ainsi que la manière dont ils seraient ravitaillés et protégés en chemin.
Le document relate les revers essuyés par l’Alliance lors des différents exercices organisés dans ce cadre (mission Master de Rheinmetall, exercice Red Storm Bravo), présentés dans la presse comme un succès, mais dont le WSJ évoque la « panique » que ces nombreux incidents auraient provoqué au sein de l’OTAN :
L’exercice d’automne a aussi révélé des failles : le terrain ne pouvait pas accueillir tous les véhicules, et les parcelles n’étaient pas contiguës, obligeant Rheinmetall à transporter les soldats en bus. Un précédent exercice avait montré la nécessité d’installer un nouveau feu tricolore à un endroit précis pour éviter les embouteillages lors du passage des convois militaires.
Le WSJ souligne un point particulièrement préoccupant, qui permet de comprendre pourquoi les dirigeants occidentaux s’emploient aujourd’hui à faire échouer l’accord de paix porté par Washington. Selon le document, un armistice en Ukraine serait perçu par les stratèges allemands comme une occasion pour la Russie de gagner du temps et d’accumuler des ressources pour préparer une offensive contre des membres de l’Alliance. Si l’on avait bien compris que les Occidentaux se préparaient à un tel scénario, le rapport confirme que la perspective d’une paix n’a jamais été envisagée autrement que comme une capitulation de la Russie (voire son démembrement, formulé comme objectif explicite par la cheffe de la diplomatie européenne en 2024), et ce depuis le tout début de la guerre.
Le rapport fournit également plusieurs éléments qui éclairent la communication de l’exécutif français. Le document confirme que ni les armes ni le nombre de soldats ne permettront probablement de régler le conflit, et que « l’armée devra collaborer à une échelle inédite avec le secteur privé et les organisations civiles » en cas d’affrontement avec la Russie. Jusqu’à quel point ?
Pour rappel, la porte-parole du Gouvernement, Maude Brégeon, est intervenue il y a quelques jours pour expliquer que la France était dotée d’une armée de métier qui seule serait mobilisée dans un tel contexte. En est-on vraiment sûr ?
L’article du WSJ reprend les principaux éléments de langage, aujourd’hui utilisés par l’état-major de l’Armée française, mais en apportant la démonstration que l’OTAN n’est pas prête, et donc en suggérant que la date pressentie pour une agression de la Russie est celle à laquelle les Occidentaux espèrent être en mesure de la vaincre militairement :
Si les planificateurs parviennent à renforcer la résilience de l’Europe, ils estiment qu’ils pourront non seulement assurer la victoire, mais aussi rendre la guerre moins probable.
« L’objectif est de prévenir la guerre en montrant clairement à nos adversaires que s’ils nous attaquent, ils ne réussiront pas », explique un haut officier, l’un des premiers rédacteurs du plan, connu dans les cercles militaires sous le nom d’OPLAN DEU.
L’article se conclut en effet sur une note dont le pessimisme tranche avec les déclarations tonitruantes du général Mandon ou du général Schill :
Pourtant, comme l’ont montré les récents tests grandeur nature, il reste du travail pour que le plan et la réalité coïncident. La plus grande incertitude des planificateurs est le temps dont ils disposent.
Comment comprendre qu’un tel plan fuite au moment précis où les états-majors cherchent désespérément à préparer les populations à un conflit de haute intensité avec la Russie ? L’existence de document a déjà été évoquée, dès février 2024, pourquoi le replacer sous les feux des projecteurs près de deux ans plus tard ? Si l’objectif est de convaincre les citoyens des pays membres de l’Alliance que la menace russe est crédible, car documentée par un rapport de 1 200 pages, l’existence de ce plan soulève une question embarrassante : si l’OTAN se prépare depuis quatre ans à un conflit avec la Russie, comment interpréter la défaite de l’Ukraine, annoncée comme inéluctable ou déjà consommée, autrement que comme un échec militaire personnel de l’Alliance ?