Réveil douloureux
Explosion des faillites, la grande illusion du quoi qu’il en coûte
Les défaillances d’entreprises ont atteint un record historique en 2024 : 66 000 faillites sont annoncées pour l’année en cours, le niveau le plus élevé depuis 2009. Le nombre d’emplois menacés est estimé à près de 250 000. Ce bilan dramatique crucifie le quoi qu’il en coûte dont Bruno Lemaire continue pourtant d’estimer qu’il a permis de sauver l’économie française.
Le 7 novembre avait lieu l’audition de Bruno Lemaine par la mission d’information du Sénat sur la dégradation des finances publiques. Les sénateurs ont interrogé près de trois heures le ministre pour tenter de comprendre pourquoi les comptes publics avaient dévissé de manière historique, et ce alors que le pays n’est confronté à aucune crise, sans que la machine d’État ne se mette en branle.
Bruno Lemaire ne regrette rien
Le grand déballage promis par Bruno Lemaire avant son recadrage par l’Élysée aura surtout été un grand moment d’hypocrisie et de lâcheté, où il a poussé le cynisme jusqu’à imputer son impuissance à la dissolution de l’Assemblée nationale, confirmant au passage son véritable mobile. Aucun mea culpa n’a été formulé par le ministre, dont la ligne de défense a consisté à se défausser sur son administration, qui aurait commis une « erreur technique » dans son anticipation des recettes.
Concernant les causes de ce « plantage », Bruno Lemaire s’est à nouveau réfugié derrière la crise du COVID, qui aurait selon lui « profondément perturbé tous les indicateurs macroéconomiques », et derrière la politique du « quoi qu’il en coûte », jugée irresponsable par certains économistes (Nicolas Baverez, Pierre Buigues, Denis Lacoste ou encore William Thay, qui estime que la réponse COVID a endetté la France pour 67 ans contre seulement 7 ans pour la stratégie adoptée par l’Allemagne), mais défendue bec et ongles par le ministre : « Nous avons fait le choix de la protection, et je le revendique. »
Une tribune publiée le 29 février dernier dans Libération, au lendemain de la révision officielle de la croissance française pour 2024, exhortait pourtant le ministre à aller au bout de sa logique (entendre : convertir cette orgie de dépense publique en mesure de justice sociale), en taxant les superprofits réalisés par les entreprises du CAC 40 grâce aux aides publiques obtenues pendant la pandémie – une mesure à laquelle il s’est toujours opposé au motif qu’elle ne pénaliserait en réalité que les actionnaires salariés (2,8 millions de personnes, soit 4 % de la population).
Les auteurs du texte pointent le rapport de la Cour des comptes qui a évalué en octobre 2023 à 208 milliards d’euros (Md€) le montant total des soutiens octroyés par Bercy sur la période 2020-2021, et à 69 Md€ le montant des dépenses publiques associées pour soutenir les entreprises (82,2 Md€ entre 2020 et 2022)[1], avec pour objectif concret de « préserver le tissu économique et sauvegarder l’emploi ». Cette enveloppe totale de 260,4 Md€ a effectivement permis d’empêcher de nombreuses défaillances d’entreprises[2], la Cour des comptes saluant un « ciblage globalement satisfaisant » des mesures, même si la tendance observée durant cette période l’était déjà dès mai 2019 :
Les dispositifs massifs d’aide mis en place en 2020 ont rempli leurs objectifs de court terme en réduisant le nombre des faillites d’entreprises et en limitant les pertes d’emplois. Le nombre de défaillances d’entreprises, en cumul sur 12 mois, a baissé de 39 % entre 2019 et 2020. Le niveau constaté par la Banque de France était inférieur de 19 % en décembre 2022 à celui de 2019, et de 9,7 % en avril 2023 (chiffres provisoires). Le ciblage du plan d’urgence apparaît globalement satisfaisant.
Cour des comptes. Notes thématiques : Garantir l’efficacité des aides de l’État aux entreprises pour faire face aux crises. 2023 Jul. https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20230707-note-thematique-Aides-Etat-entreprises-face-aux-crises.pdf, p. 14
Le groupe BPCE dressait en substance le même constat en octobre 2021, mais exprimait déjà certaines réserves :
Le momentum de la fin du quoi qu’il en coûte paraît opportun. […] Globalement, la situation des entreprises parait rassurante dans l’absolu et surtout relativement à l’ampleur du choc économique. Malgré tout, la crise économique, qui est éminemment sectorielle, a fragilisé des pans entiers du tissu productif.
Tourdjman A, Laugier J. Fin du « quoi qu’il en coûte » : jusqu’ici tout va bien mais… BPCE L’Observatoire. 2021 Oct. https://www.groupebpce.com/app/uploads/2024/01/Conjoncture-entreprise_Octobre-2021.pdf
Peut-on décemment soutenir, en 2024, que la stratégie du quoi qu’il en coûte était judicieuse, devant des sénateurs qui n’ont obtenu aucune réponse ni sur les causes du dérapage ni sur la chaîne de commandement ayant conduit à le dissimuler, et qui avaient déjà estimé en septembre 2024 qu’il est « grand temps d’arrêter d’utiliser le COVID ou l’inflation pour se cacher derrière les réalités ou son petit doigt » ?
Évolution des défaillances d’entreprises en France, 1991-2024.
Le quoi qu’il en coûte n’a fait que retarder l’explosion des faillites
Les dernières données concernant les défaillances d’entreprises, qui constituent « un indicateur important de la situation des entreprises et de l’économie en général », auraient dû pourtant conduire le ministre à davantage d’humilité lors de son audition. Le titre du rapport sur les défaillances des petites et moyennes entreprises publié le 11 octobre par l’observatoire du groupe Banque populaire-Caisse d’épargne (BPCE) apporte en effet un camouflet cinglant à la théorie de Bruno Lemaire : « Les défaillances de PME-ETI en 2023-2024 effacent les effets du “quoi qu’il en coûte” ».
Il pointe un record historique du taux de faillites des petites structures, qui atteint son plus haut niveau depuis 15 ans, avec la disparition de 64 500 entreprises en un an (+ 24 % par rapport à 2019, 65 000 attendues en 2024, soit + 14 % par rapport à 2023), dont 13 035 pour le troisième trimestre 2024 (+ 20 % de plus qu’en 2019), marquée par des disparités importantes selon la taille des entreprises concernées :
- + 57 % en un an par rapport à la situation prépandémique pour les entreprises de 10 salariés et plus (PME-ETI) ;
- + 32 % pour les entreprises employant de 3 à 9 salariés ;
- + 19 % pour les microentreprises et les plus petites TPE (0-2 salarié), mais une « accélération nette » est aujourd’hui observée.
Le magazine Le Monde des artisans qui a commenté cette publication explique :
Cette situation n’est pas sans rappeler les vagues de défaillances observées entre 2010 et 2015, mais elle est cette fois exacerbée par un phénomène de « rattrapage ». En effet, les dispositifs d’aides déployés durant la pandémie de COVID ont retardé la faillite de nombreuses entreprises, mais aujourd’hui, les protections ont disparu et les défaillances reviennent en force.
Hamiche S. Les défaillances d’entreprises au plus haut depuis 15 ans. Le Monde des artisans. 2024 Oct 14. https://www.lemondedesartisans.fr/actualites/les-defaillances-dentreprises-au-plus-haut-depuis-15-ans
Évolution sectorielle des défaillances d’entreprises en France, 2010-2024.
Peut-on faire plus clair ?
La France résiste moins bien que ses voisins
Une autre statistique, pointée par Les Échos, plante un ultime clou dans le cercueil des prétentions de Bruno Lemaire d’avoir sauvé l’économie française d’un naufrage bien réel : si l’ensemble des pays européens est confronté aujourd’hui à une vague de faillites, la France est considérablement plus impactée que ses voisins, qui ont misé sur d’autres stratégies de riposte. C’est donc bien le quoi qu’il en coûte qui est pointé du doigt aujourd’hui, avec ses deux conséquences prévisibles :
- le maintien artificiel en vie des entreprises dites « zombies », qui allaient mal en 2020 et dont le soutien de l’État a consisté à prolonger l’agonie ;
- le remboursement des PGE dont l’heure a sonné en juin 2022, alors même que la courbe des défaillances avait déjà commencé à grimper en flèche. Le désendettement des entreprises est en cours, mais la route reste longue, avec 55 à 57 % des sommes remboursées en mars 2024.
Fait accablant, l’Italie, qui a pourtant adopté une stratégie similaire à la France, est la seule en Europe aujourd’hui à observer un taux de faillites légèrement supérieur à son niveau prépandémique, suggérant que cette débâcle économique est directement imputable au « quoi qu’il en coûte sauce Lemaire ».
Évolution comparée des défaillances d’entreprises (France, Pays-Bas, Allemagne, Belgique) durant la pandémie (2020-2024)
L’analyse de cette dégradation du tissu économique produite en octobre 2023 par la Banque de France (Bulletin 248-6) est en substance la même : si les mesures prises pour endiguer la crise sanitaire ont provoqué une diminution sensible du nombre de défaillances, elles n’ont fait en réalité que temporairement illusion.
À la sortie de la crise sanitaire, le redémarrage de l’activité s’est accompagné d’une remontée des défaillances avec la fin progressive des dispositifs d’aide aux entreprises mis en place durant la pandémie. Ce rattrapage s’explique en partie par l’impact décalé de la crise sanitaire, sous l’effet des mesures de soutien aux entreprises. […] L’ensemble de ces dispositifs a aidé les entreprises viables à surmonter la crise sanitaire et à affronter les difficultés qui lui ont succédé. Toutefois, ces aides n’ont pu empêcher certaines d’entre elles de se retrouver en cessation de paiement dans les deux ans qui ont suivi la fin de la pandémie du fait de l’ampleur du choc.
Gonzalez O. Quel est l’impact économique des défaillances d’entreprises ?. Banque de France, Bull 248/6. 2023 Sept-Oct. https://www.banque-france.fr/system/files/2023-11/BDF248-6_Defaillances-entreprises.pdf. p. 5.
Détail qui n’est pas relevé par la Banque de France, les mesures de soutien qu’elle énumère (fonds de solidarité visant à compenser la perte de chiffres d’affaires, chômage partiel, PGE) ne sont pas des mesures palliatives à la crise sanitaire, mais à la manière dont la France a choisi d’y faire face en éteignant l’activité économique durant la phase d’attente des vaccins. Or on sait aujourd’hui que la violence de ces mesures, présentées sans complexe par Olivier Véran comme une carotte pour inciter les Français à se faire vacciner, a été décrétée dans cet objectif en sachant que le vaccin n’apporterait pas la réponse escomptée.
L’ensemble de la presse économique avait compris depuis 2023 que la France allait mal, sauf Bruno Lemaire – tente-t-il de nous faire croire –, dont l’optimisme a été dépeint comme pathologique par les sénateurs. Ce n’est pas le mot qui a été utilisé, mais c’est bien l’idée qui a été exprimée. Même TFI avait répercuté discrètement l’information en janvier 2024.
Plus de 250 000 emplois seraient menacés à court terme
Plus inquiétantes encore sont les projections pour les prochains mois et leur impact sur l’emploi dont les PME-ETI sont le poumon. Si la hausse du nombre de défaillances enregistrées sur un an par rapport à la période 2010-2019 est à « relativiser » par leur effondrement durant la pandémie – le groupe BPCE parle d’une hausse historique et non d’un tsunami –, la Banque de France alertait en octobre 2023 sur leur retentissement en termes de pertes d’emplois :
Au contraire du nombre global de défaillances, celui des emplois menacés dépasse d’ores et déjà son niveau prépandémique, mesuré par la moyenne de la période 2010-2019.
Gonzalez O. Quel est l’impact économique des défaillances d’entreprises ?. Banque de France, Bull 248/6. 2023 Sept-Oct. https://www.banque-france.fr/system/files/2023-11/BDF248-6_Defaillances-entreprises.pdf. p. 7.
Les données du rapport de l’observatoire du groupe BPCE le confirment aujourd’hui de manière dramatique, avec l’annonce de 253 000 emplois menacés en 2024 (+ 43 % par rapport à 2019), dont 44 000 pour le seul troisième 2024.
Last but not least, la Banque de France alertait il y a un an sur la forte augmentation des radiations d’entreprises en 2021 et 2022 (430 000 fin 2022 vs 300 000 fin 2020), dont le volume représente plus de dix fois celui des défaillances. Selon le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, cette tendance, qui s’était inversée en 2023 (– 17 %) connaît une nouvelle inversion en 2024, avec une hausse de + 2,5 % des radiations pour le premier semestre 2024.
Radiations et créations d’entreprises, France, 2018-2022.
Le satisfecit lunaire de l’ancien ministre, sous la responsabilité duquel la dette a explosé de près de 1 000 milliards, passant de 2 281 Md€ à sa prise de fonctions en 2017 à 3 228 Md€ (112 % du PIB) lors de son exil en Suisse en septembre dernier, est d’autant plus gênant lorsqu’on le met en regard de l’actualité. Il était en effet auditionné le 7 novembre, soit deux jours après l’annonce de deux plans sociaux d’ampleur ciblant les groupes Auchan (2 389 emplois) et Michelin (1 254). La liste des sociétés concernées est en réalité beaucoup plus longue (Valeo, Nexity, Sanofi…) – Les Échos parlent de l’« année de la casse » –, mais le cas de Michelin est emblématique de cette illusion de la startup-nation dont chacun aura compris que l’objectif d’Emmanuel Macron est de la transformer en un vaste champ de ruines.
Les salariés de Michelin ne s’y sont pas trompés : le groupe a choisi de délocaliser ces deux sites de production malgré des dividendes record (893 millions de dividendes en 2023) acquis pour partie grâce à 42 millions d’euros d’aide de crédit impôt compétitivité emploi (CICE) perçu en 2023. Auchan fait encore mieux puisque le géant de la grande distribution a bénéficié en 2020 de 500 millions d’euros de CICE et a versé 1 milliard de dividendes en 2022-2023 à ses actionnaires.
Les politiques qui avaient fait le déplacement, dont le député macroniste du Maine-et-Loire, Denis Maseglia, et le témoin de mariage du président promu récemment ministre de l’Industrie, Marc Ferracci, ont été chassés sous les huées des salariés. Il confirme aujourd’hui que de nombreuses entreprises ou filières sont menacées par de tels plans sociaux.
Les médias dits mainstream se réveillent aujourd’hui avec la gueule de bois, en découvrant l’état de délabrement du paysage économique français. Michelin et Auchan ont ouvert la boîte de Pandore, il va être compliqué de dissimuler éternellement aux Français l’échec abyssal de la politique économique d’Emmanuel Macron dont on peine chaque jour un peu plus à comprendre comment s’est forgée sa réputation de Mozart de la finance.
Michel Barnier, l’exécuteur testamentaire ?
Dans ce contexte, personne n’est dupe de la mission dont a hérité sous toute vraisemblance le nouveau Premier ministre, Michel Barnier, qui s’est insurgé contre ce détournement de l’aide publique, mais en excluant d’en réclamer le remboursement : liquider ce qu’il reste de richesse nationale, mais avec le paternalisme rassurant qu’il semble inspirer à la ménagère de plus de 50 ans. Emmanuel Macron assurera quant à lui le spectacle pour tenter de finir son quinquennat avant que l’ensemble des Français ne prenne la mesure de la fakenews à laquelle se résume sa politique.
Note
[1] Sur la période 2020-2022, les différents dispositifs d’aide aux entreprises mis en place pour faire face aux conséquences de la réponse pandémique et à la crise énergétique ont englouti un total de 92,4 Md€, dont 10,2 Md€ dans le cadre du plan de résilience, et un soutien financier total de 260,4 Md€. (Source : Rapport de la Cour des comptes, p. 4-6). https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20230707-note-thematique-Aides-Etat-entreprises-face-aux-crises.pdf.
[2] La défaillance est qualifiée par l’ouverture d’une procédure collective donnant lieu au dépôt d’une déclaration de cessation de paiement. Il s’agit donc des redressements et liquidations judiciaires. (Source : Banque de France).