Vu de l'Est

Équipe Le Point Critique | 06 novembre 2024

BRICS, talon d’Achille de la Russie ?

Le mois d’octobre s’est conclu par la 15e édition du sommet des BRICS, organisée cette année à Kazan en Russie. Les attentes étaient immenses pour les souverainistes, impatients de voir se concrétiser l’émancipation de cette alliance de la tutelle occidentale. La déclaration finale laisse craindre qu’elle ne soit qu’une énième structure globaliste, infiltrée par ceux qu’elle prétend défier.

Drapeaux des neufs pays membres des BRICS
© iStock/BetNoire

Les médias français ont dédaigné l’événement pourtant crucial par ses enjeux et par le poids que pèsent les BRICS sur la scène internationale. Créée en 2009 par cinq pays (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), l’Alliance en dénombre désormais neuf depuis l’adhésion en janvier dernier de quatre acteurs clés du « Sud global » (Iran, Égypte, Éthiopie et Émirats arabes unis). Ensemble, ils représentent ainsi plus de la moitié de l’humanité (46 % en 2023) et totalisent plus du tiers du PIB mondial (35,6 % en 2022), surclassant le G7 dont le poids dans l’économie mondiale ne cesse de se rétrécir. Celui-ci devait atteindre 28,2 % en 2027, vs 37,6 % pour les BRICS.

La presse française a principalement salué un échec personnel de Vladimir Poutine, qui n’aurait obtenu ni le lancement de la monnaie dont il s’est contenté d’arborer le futur billet, ni la mise en place d’un nouveau système de paiement, présentés comme les deux piliers de la révolution portée par les BRICS : l’affranchissement de la tutelle du dollar, avec la création d’un réseau d’échanges financiers capable de la contourner.

L’Antipresse a dressé dans son avant-dernier opus un bilan plus subtil, mais non moins réservé de ce sommet, présenté par certains comme « la pierre d’angle d’un nouvel ordre planétaire, au même titre que le fut le sommet de Bretton Woods ». À rebours de cet enthousiasme béat, l’écrivain Slobodan Despot souligne l’étonnante compatibilité de la profession de foi exposée dans la déclaration finale du sommet, avec le projet de globalisation auquel les BRICS prétendent constituer une alternative :

Ainsi, pressés d’adopter une position commune, les pays du BRICS n’ont rien su faire de mieux que de réitérer leur confiance dans les institutions qu’ils devraient en principe répudier. Edvard Slavsquat, le grand contempteur de la Russie globaliste, a publié la Déclaration de Kazan avec un commentaire féroce : soutien au FMI, soutien à l’agenda 2030, soutien à la lutte contre le réchauffement climatique : est-ce un document du BRICS ou du G7 ? Bien sûr, la déclaration de Kazan introduit des restrictions (notamment sur l’imposition forcée de mesures climatiques et le recours aux sanctions illégales), mais, fondamentalement : tout change et rien ne change !

Despot S. L’Occident renaît à l’Est. L’Antipresse, n° 465. 2024 Oct 27. https://antipresse.net/loccident-renait-a-lest/

Utopie ou révolution conservatrice ?

Les pays signataires réaffirment notamment leur « soutien au rôle central de coordination de l’Organisation mondiale de la santé » dans la lutte contre les maladies infectieuses et les épidémies et s’engagent à « réformer et à renforcer le système international de prévention, de préparation et de réponse aux pandémies », très loin des velléités de la Russie de sortir de l’OMS, même si l’on n’en attendait pas moins du Brésil, qui a fait de la vaccination une condition sine qua non pour accéder aux prestations sociales et à l’éducation. Ce virage à 180 ° est d’autant moins compréhensible au regard des intentions affichées aujourd’hui par l’Organisation, dont le projet d’accord mondial sur les pandémies, élaboré il y a deux ans et constamment rebaptisé (amendements au Réglement sanitaire international, Pacte pour l’avenir) pour contourner la résistance des États à ce viol de leur souveraineté en matière de santé, est décrit par l’auteur de la loi américaine sur les armes biologiques et la lutte contre le terrorisme comme un « plan visant à créer un État policier médical totalitaire pour le monde entier ». Très loin également de la « mission grandiose » assignée aux BRICS par le sociologue Alexandre Douguine lors d’un entretien diffusé en amont du sommet :

Les BRICS sont le noyau d’une idéologie alternative révolutionnaire pour la réorganisation de l’humanité sur des bases différentes. Non occidentales, non protestantes, non capitalistes, non libérales, non occidentalocentriques.

Despot S. L’Occident renaît à l’Est. L’Antipresse, n° 465. 2024 Oct 27. https://antipresse.net/loccident-renait-a-lest/

Cette ambiguïté peut s’analyser, selon Slobodan Despot, comme une conséquence inéluctable, mais provisoire de ce que sont les BRICS : « Une communauté de pays égaux et souverains », mais « animés d’intérêts nécessairement divergents » et dont l’émancipation du maillage institutionnel dominé par l’Occident – la « suprasociété occidentale » – comme la dédollarisation du système financier mondial ne peuvent se faire au rythme voulu par la Russie, qui n’est pas celui de la Chine ou de l’Iran. Voire où la puissance de cette emprise la condamne à une sorte de « révolution immobile » ou d’utopie.

Elle peut aussi s’analyser comme le symptôme d’une connivence entre des élites biberonnées à la même novlangue de Davos, où Vladimir Poutine fut jadis invité et qui a implanté en 2007 un bureau régional en Chine – une caste globalisée élaborant dans l’ombre ce nouvel ordre planétaire grâce au soutien de plus de 2 000 leaders implantés dans plus de 80 pays, selon le fondateur du World Economic Forum, Klaus Schwab –, ou comme une stratégie plus perverse visant à simuler une convergence d’intérêts pour précipiter la chute de l’Occident.

Une cinquième colonne russe

Si la seconde option est compatible avec le mode de pensée russe (elle pourrait notamment expliquer l’extrême patience de Russie sur le front ukrainien, où 40 nations déversent en pure perte des milliards et une partie de leur stock d’armement), la première est alimentée par plusieurs indices d’une infiltration de l’État russe visant à « annuler les réalisations politiques » de la Fédération. L’écrivaine Macha Méril l’a officiellement déclaré à plusieurs reprises sur le plateau de LCI en assumant espérer que cette ingérence parvienne à porter ses fruits, mais c’est à nouveau l’hebdomadaire L’Antipresse qui se fait l’écho de ces soupçons.

Dans son dernier opus, l’écrivain Jean-Marc Bovy explique que la révolution monétaire portée par les BRICS pourrait être torpillée de l’intérieur par ses deux principaux acteurs, soupçonnés de vouloir utiliser le forum pour l’enchaîner à un système monétaire encore plus aliénant : Anton Silouanov, le ministre des Finances de la Fédération de Russie, et Elvira Nabioullina, la cheffe de la Banque centrale de la Fédération de Russie, adulée par le FMI et qui entend faire de la Russie le premier pays des BRICS à expérimenter les monnaies numérisées de banques centrales (Central Bank Digital Currencies) promues par Davos.

Tous deux font partie du camp des globalistes, que beaucoup en Russie identifient à une cinquième colonne obéissant à des impératifs étrangers, alors qu’ils prétendent défendre les intérêts de leur pays en appliquant seulement les règles de bonne gouvernance et les canons de la haute finance internationale.

Bovy JM. BRICS, La grande désillusion. L’Antipresse, n° 466. 2024 Nov 3. https://antipresse.net/brics-la-grande-desillusion/

Selon cette hypothèse, soutenue par les « patriotes de Russie » et nourrie par la duplicité du tandem Nabioullina-Silouanov accusé d’« assassiner l’économie russe » via des taux directeurs prohibitifs ou en organisant l’évasion des bénéfices des exportations d’énergie et de matières premières vers les États-Unis, il se pourrait donc que les BRICS représentent in fine une menace existentielle pour la Russie.

Des partenaires, pas des amis

Selon une ligne d’analyse voisine, Karine Béchet-Golovko, professeur de droit public à l’Université d’État de Moscou réfute l’idée selon laquelle les BRICS puissent représenter l’alternative qu’ils ont l’ambition d’être. Elle salue l’« intérêt tactique » que peut présenter à terme cette alliance sur le plan financier ou économique, mais se montre plus circonspecte quant à sa capacité, voire sa volonté de lutter contre le système global bruyamment honni sous le feu des projecteurs, mais cajolé en sous-main :

… les pays membres et la structure elle-même ne peuvent être considérée comme une alternative à la globalisation, encore moins comme un instrument de lutte contre le système global. Deux exemples à réfléchir : l’Inde et le marché des armes pour l’Occident, en guerre contre la Russie ; le freinage non caché de la mise en place d’un système de paiement alternatif et le lancement d’une monnaie BRICS (contre les monnaies nationales).

Béchet-Golovko K. Billet d’humeur : La Russie et le monde très global des BRICS. 2024 Oct 28. https://russiepolitics.blogspot.com/2024/10/billet-dhumeur-la-russie-et-le-monde.html

Deux faits alimentent plus particulièrement son scepticisme : le refus exprimé par la Banque des BRICS d’investir en Russie « pour éviter de tomber sous sanction et ne pas violer les règles globales » et la conformité du plan de paix acté par le Brésil et la Chine, en mai 2024, aux intérêts de l’OTAN. Concernant le premier point, il ne souffre d’aucune contestation. L’actuelle présidente de la Nouvelle Banque de développement, Dilma Roussef, a clarifié le cadre d’investissement de cette jeune structure, créée en 2014 avec l’ambition affichée d’être une alternative au FMI :

La NBD confirme qu’elle n’envisage pas de nouveaux projets en Russie et qu’elle opère conformément aux restrictions actuelles sur les marchés financiers et internationaux des capitaux. Toute hypothèse contraire est infondée.

Béchet-Golovko K. Billet d’humeur : Les BRICS, ce nouveau Veau d’Or ? 2024 Oct 25. https://russiepolitics.blogspot.com/2024/10/les-brics-ce-nouveau-veau-dor.html

Concernant le second point, aucun des plans de paix actuellement en lice n’est fondamentalement différent de celui soutenu par l’OTAN, tous reprenant les trois mêmes éléments fondamentaux : la fin des hostilités, le gel de la ligne de front et le retour dans le giron ukrainien des territoires rattachés par référendum à la Fédération de Russie en septembre 2022. Le plan sino-brésilien, dans la mesure où il ne reconnaît pas la légitimité de ce référendum, reste donc selon Karine Béchet-Golovko « dans la logique globaliste de la suprématie de la communauté globale sur la souveraineté nationale ». Elle souligne également la concomitance ambiguë du lancement de la plateforme des « Amis de la paix », créée par la Chine en partenariat avec les pays du « Sud global », avec le déplacement à Pékin de Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche :

Ces « amis » imposent ainsi à la Russie l’ordre du jour atlantiste, puisqu’ils défendent en réalité la Pax Americana. En permettant le gel du conflit, sans qu’il soit objectivement possible pour la Russie de garantir sa sécurité, ils ouvrent la porte à la réalisation des plans de Stoltenberg ou de Trump, ce qui montre bien par ailleurs que l’issue des élections américaines n’aura que peu d’incidence sur le front ukrainien pour la Russie.

Spéculation…

Il est difficilement concevable que l’État russe ne soit pas depuis longtemps l’objet de tentatives d’infiltration, que ce soit par des agents étrangers – à l’image de l’ancien candidat à l’élection présidentielle russe, Alexeï Navalny, convaincu d’avoir négocié avec les services secrets britanniques l’organisation d’une « révolution de couleur » en Russie –, par la corruption ou le ralliement de ses élites.

Or le calendrier de ce projet de révolution monétaire porté par les BRICS, qui est apparu en 2013, interpelle si l’on s’autorise une comparaison avec la Libye, dont il est aujourd’hui admis que la disparition de son président, Mouammar Kadhafi, est étroitement liée au projet de création d’une monnaie commune panafricaine. La révolution de Maidan en Ukraine a-t-elle été ourdie (notamment) afin de fragiliser la Russie suffisamment pour que ce projet ne voie jamais le jour ? L’hypothèse est un peu torturée, mais la récurrence de l’ombre de Bernard-Henri Lévy, « sans lequel il n’y aurait jamais eu Maidan » selon l’ancien président François Hollande la suggère.

Une chose est sûre, la Russie comme ses ennemis sont apparemment d’accord sur un point : si les BRICS atteignent l’objectif que Vladimir Poutine a placé en eux, ils bouleverseront radicalement l’ordre économique et monétaire actuel, pour le meilleur ou pour le pire, selon « le camp » dans lequel on se situe.

Dernièrement sur Le Point Critique

La grâce présidentielle de Hunter Biden braque les projecteurs sur le cloaque ukrainien

Affiche du président Joe Biden dans les rues de New York pendant la période COVID
Joe Biden a signé ce 1erdécembre un décret de grâce présidentielle à l’endroit de son fils cadet, Hunter, aujourd’hui mis en cause…
Équipe Le Point Critique

Corruption et pratiques mafieuses, une gangrène au plus profond des institutions de défense ukrainiennes

Une affaire de corruption au sein du ministère ukrainien des achats de défense
Vendredi 29 novembre, la société Sinclair & Wilde a fait publier par la voix de son avocat une « lettre ouverte à la police nationale ukrainienne »…
Équipe Le Point Critique

Risque nucléaire en Ukraine, où en est-on ?

Ruines d'une ville post-apocalyptique
La tension est montée d’un cran depuis les premiers tirs de missiles longue portée occidentaux sur le territoire russe, avec la proposition de transférer…
Équipe Le Point Critique

Orechnik, le Léviathan russe

Missile hypersonique
La Russie a dévoilé il y a dix jours son nouveau missile balistique hypersonique. Il a été présenté par la Russie comme une arme conventionnelle…
Équipe Le Point Critique

Ukraine, bilan de la semaine la plus dangereuse pour le monde

Palais du Kremlin, Moscou
La guerre en Ukraine a dérapé le 17 novembre avec l'autorisation donnée à l'Ukraine de frapper le territoire de la Fédération de Russie avec des…
Équipe Le Point Critique

Frappes en profondeur sur le sol russe : le grand bluff ?

Cible de missile atomique
Au lendemain de la démonstration de force de Vladimir Poutine, la France autorise l’Ukraine à utiliser ses missiles longue portée pour frapper la…
Équipe Le Point Critique

Vladimir Poutine annonce la production en série du missile hypersonique Orechnik

Missile nucléaire russe Yars
Vingt-quatre heures après le succès du test expérimental d'Orechnik, Vladimir Poutine annonce le lancement de la production en série de ce nouveau…
Équipe Le Point Critique

Le plan secret d’Emmanuel Macron pour prolonger le conflit en Ukraine

Flamme du soldat inconnu, Arc de triomphe, Paris
The Telegraph relate ce mardi la tenue d’une réunion confidentielle entre Emmanuel Macron et le Premier ministre britannique visant à faire…
Équipe Le Point Critique
Recevez gratuitement l’information du Point Critique, en continu sur vos écrans !